La zizanie â Dialogues, clivages et conflits // Sylvaine Bulle, HĂ©lĂšne LâHeuillet, Rudy Reichstadt, Raphael Zagury-Orly
CONVERSATIONRaphael Zagury-Orly, philosophe, membre fondateur, Avec : Sylvaine Bulle, sociologue, HĂ©lĂšne LâHeuillet, philosophe et psychanalyste et Rudy Reichstadt, politologue, Ă©crivain et journaliste.Le mot zizanie, y compris dans sa sonoritĂ©, a quelque chose de lĂ©ger, dâenfantin, de drolatique: on ne lâattend pas lorsquâon songe Ă la gravitĂ© des conflits qui agitent le monde dâaujourdâhui, aux crises, aux contestations violentes, aux meurtriĂšres rivalitĂ©s de clans, aux actes de barbarie, aux attaques terroristes, aux arasements de villes, aux bombardements et Ă la guerre de tranchĂ©e⊠Il Ă©voque plutĂŽt la bisbille, la brouille, la querelle. Les cĂ©rĂ©aliers ne lâentendent pas ainsi, car le nom est celui dâune plante â une graminĂ©e, du genre lolium, «enivrante» (Lolium temulentum) et envahissante comme le raygrass ou lâivraie â qui a le pouvoir dâinfester les champs de blĂ© et, jadis, de ruiner les rĂ©coltes. Elle est un diable au fond, qui veut priver les bonnes gens de leur pain. Le paysan sĂšme de bons grains dans son champ, mais un bougre, son ennemi, durant la nuit, y plante la zizanie. La grain mĂ»rit, mais la mauvaise herbe aussi: comment arracher lâune sans dĂ©raciner lâautre? Il faut les laisser pousser ensemble: Ă la moisson seulement on arrachera la zizanie, la liera en gerbes, la brulera, et en emplira le grenier du bon blĂ©. Câest cette parabole Ă©vangĂ©lique (Mathieu, 13, 24-30) qui va rendre la zizanie/ivraie cĂ©lĂšbre, si on peut dire â en faire lâemblĂšme du mal, si mĂȘlĂ© au bien quâil en rend difficile la connaissance et lâexercice.Aujourdâhui ce nâest pas dans les champs de blĂ© quâest semĂ©e la zizanie, mais â sous forme de pommes de discorde, de motifs dâaffrontements, de tensions, de dissensions, dâinvectives haineuses⊠â dans le corps social et dans lâesprit du plus grand nombre. Aussi ne sâagira-t-il pas dâanalyser les causes et les consĂ©quences des conflits armĂ©s qui ensanglantent le monde, et lâEurope en particulier, mais de rĂ©flĂ©chir Ă cette lĂšpre particuliĂšre qui a empoisonnĂ© les rapports entre les personnes, rendu les sociĂ©tĂ©s quâon disait «liquides» plus dures, nerveuses, colĂ©riques, prĂȘtes Ă exploser, transformĂ© le dialogue social en bruit continu, en cacophonie oĂč seuls se distinguent les sons les plus aigus, les vocifĂ©rations, les mots dâordre les plus radicaux et simplistes, les appels les plus haineux, les arguments les plus absurdes, les anathĂšmes, les expressions de croyances et dâavis les plus invraisemblables⊠(...) Quâest un dialogue en effet, sinon la tentative de pousser la pensĂ©e, par reprises successives, Ă aller au plus prĂšs du rĂ©el, et donc dâapprocher une vĂ©ritĂ© Ă travers (dia) la confrontation raisonnĂ©e, raisonnable, rationnelle des idĂ©es ou des thĂ©ories â et Ă©tablir un accord, une concorde? Or, si la vĂ©ritĂ© est «optionnelle», si le sophisme la vaut, si lâerreur, la fredaine, la bĂ©vue lâĂ©quivalent, si la fausse nouvelle est plus efficace et «impactante» que la vraie, tout pourra ĂȘtre ramenĂ© Ă un «avis», toute science sera opinion, toute statistique un «montage», tout raisonnement une entourloupe, tout accord un calcul, tout consensus un piĂšge â bref, rien ne sera dĂ©ligitimable, aucune propagande, aucune pression, aucune mĂ©thode dâ«influence», aucun tour de passe-passe, aucune mystification, aucune Ăąneries, aucun coup â abus de faiblesse, coups de poing et coups de batte â aucune prĂ©varication, aucune violence, aucun harcĂšlement. A tel point que nul ne sait plus «quoi penser», quâon nâose plus «intervenir dans la conversation», craignant les tombereaux dâinjures qui vont arriver quels que soient les propos tenus, quâon se retire, muet, dans une sorte de dĂ©sarroi â la maladie qui apparaĂźt lorsquâon ne sait plus «faire sociĂ©té».Robert Maggiori© Les Rencontres Philosophiques de Monaco HĂ©bergĂ© par Acast. Visitez acast.com/privacy pour plus d'informations.